Riccardo PETRELLA
Politologue et économiste italien

L’enjeu mondial de la vie

La “question sociale” qui a dominé les XIXe et XXe siècles a été celle du travail, à savoir la lutte des ouvriers et des paysans contre la prétention du capital (ses détenteurs) d'être propriétaire du travail. Même si cette lutte s’est soldée au cours des trente dernières années par une victoire du capital, elle a permis de réaliser de grandes avancées politiques et socio-économiques inscrites dans les constitutions de la plupart des états du monde telles  que l’état de droit et la société du  welfare (1) qui constituent un patrimoine de valeurs et d’innovations sociétales indestructibles au plan des droits civils, sociaux, politiques, économiques et culturels et des responsabilités correspondantes.

Aujourd’hui,la question sociale  est devenue, face aux désastres produits et aux risques majeurs créés, la sauvegarde et la pérennité de la vie (toutes espèces vivantes incluses) contre la prétention du capital d’être propriétaire de toute forme de vie et de pouvoir en faire usage à sa guise en soumettant les ressources vitales de la planète Terre ainsi que la vie des êtres humains à ses intérêts et impératifs.

Marchandisation de la vie et privatisation des biens et services essentiels pour le vivre ensemble

Sur ce chemin de conquête et de domination, le capital a déjà obtenu d'importants résultats. On songe à la légalisation de la brevetabilité du vivant à titre privé et à but lucratif décidée en 1980 par la Cour suprême des états-Unis, suivie, en 1998 par une directive européenne de l’Union européenne confirmant la légalité des brevets sur le vivant.

Par ces décisions, l’appropriation privée et l’usage exclusif d’une bactérie, d'une molécule, d'une protéine, le génome d’une plante, d’un animal, voire d'un gène humain pour une période de 17 à 25 ans sont considérés licites. On pense aussi à la décision prise en 1992 par la communauté internationale à l’occasion du premier Sommet de la Terre organisé par l’ONU à Rio de Janeiro de considérer l’eau, les semences et les ressources naturelles en général, essentiellement comme des “biens économiques”. Or, dans le cadre des principes fondateurs et des règles de l’économie dominante, un bien économique – opposé à un bien commun, social – se définit comme tel, car il est objet de rivalité (pour son appropriation et usage) et d’exclusion (suite à l’appropriation privée). Avoir appliqué ces notions aux biens essentiels et non substituables pour la vie et le vivre ensemble représente un véritable renversement des conceptions relatives à la vie et à sa valeur. Dès lors, deux conséquences graves majeures : la marchandisation de la vie, la privatisation des biens et des services communs, publics, indispensables à la vie.

La marchandisation de la vie est “fille” du principe des biens économiques car elle postule que la valeur d’un bien (ou d’un  service) passe par l’échange marchand (entre un vendeur et un acheteur qui peuvent ne pas coïncider, respectivement, avec un producteur et un consommateur) et est déterminée par un prix convenant au vendeur et à l’acheteur. Le prix fixé par le marché reflète l’utilité perçue par les sujets économiques de sorte que l’on affirme que la valeur d’un bien ou d’un service dépend de la richesse (utilité), notamment financière, qu’il est capable de créer pour les sujets concernés.

A cette fin, les dominants ont imposé l’idée et la pratique que l’optimisation de l’utilité (dans cette approche, aucune référence n’est faite aux citoyens, aux droits, aux responsabilités…) est atteinte par une gestion privée des biens et des services. D’où la grande vague de privatisations de tous les biens et services jadis communs, publics, qui a bouleversé le panorama et le fonctionnement du vivre ensemble aux différentes échelles des communautés humaines (villages, villes, régions, pays, continents, monde). La vie est devenue une affaire de marchands et de “banquiers”.

La marchandisation du vivre ensemble : c’est la privatisation du pouvoir politique

La privatisation des biens et services essentiels et non substituables pour la vie et le vivre ensemble, tels que l’eau, la terre, les semences, l’énergie solaire, ainsi que la connaissance, la santé, l’éducation, la mémoire…) a conduit à un phénomène majeur, grave, caractérisant le vivre ensemble actuel notamment dans les sociétés occidentales et occidentalisées. Nous faisons référence à la privatisation du pouvoir politique. C’est une opinion largement répandue à travers le monde d’estimer que le pouvoir politique réel n’appartient plus aux Etats, aux parlements, aux institutions politiques publiques, mais aux grands groupes multinationaux et multisectoriels privés industriels, financiers, commerciaux. Ainsi, il est à confirmer qu'il s’agit là d’une opinion bien fondée.

Le phénomène a été promu directement et/ou soutenu par les pouvoirs politiques publics eux-mêmes. C’est eux qui ont pris les décisions favorisant la privatisation de toute forme de vie, légalisé la brevetabilité du vivant, privatisé les services hydriques, les transports publics, le sol urbain, les semences, l’électricité, le gaz, la politique monétaire et financière, et transféré la politique technologique et les priorités du développement des sciences et des techniques aux compagnies multinationales privées, aux entreprises informatiques privées (brevets sur les algorithmes), aux lobbies militaires, aux impératifs financiers. C’est eux qui ont donné la priorité aux mécanismes de marché (libéralisations, dérégulations…) et le pouvoir aux marchés boursiers (privatisation totale des assurances et des activités d’épargne et de crédit, légalisation des paradis fiscaux, du secret bancaire, des hedge funds (2), les fonds spéculatifs les plus prédateurs…). C’est eux, surtout ceux des Etats les plus puissants, qui alimentent les dépenses militaires en réduisant les dépenses sociales.

La privatisation du pouvoir politique a eu comme conséquence :

– d’une part, le retour aux grandes inégalités face aux droits entre les êtres humains, les catégories sociales, les peuples de la Terre qui, par contre, avaient diminué au sein des pays plus “riches” (grâce à la société du welfare)  et entre pays du Nord et pays du Sud (grâce à une politique de coopération plus juste) et,

– d’autre part, l’affaiblissement voire l’effritement des systèmes de démocratie représentative élue et directe. Le monde actuel est dominé par des systèmes oligarchiques, technocratiques et corporatistes. La “res publica” (la chose publique) n’est plus qu’un slogan.

Les mots justice, égalité par rapport aux droits/devoirs, fraternité, solidarité, droits des peuples, développement durable, respect de la vie… ont été vidés de leur substance, comme démontré par les politiques de l’eau et des semences.
 
Que faire ? Propositions pour l’action

Voici esquissés, par des coups de pinceaux rapides, quelques pistes d’action capables de nous mettre sur des chemins différents et meilleurs du devenir.

Primo : ne pas croire que les groupes sociaux dominants  soient en mesure d’opérer les choix capables de modifier la situation et les tendances actuelles. Les dominants sont capables de l’uberisation, de promouvoir l’économie dite “collaborative” (une mystification planétaire !), la digitalisation de la société selon les choix des nouveaux “seigneurs” des signes,  des images. Ils sont uniquement capables et désireux de transformer British Petrolem en British Solar… appropriateur privé de l’énergie. Comme les multiples expériences quotidiennes nous montrent, et non seulement  dans les domaines de l’eau et des semences, la rupture avec le possible imposé par les dominants doit venir des citoyens eux-mêmes et, en particulier, des victimes du système. Les femmes organisées en particulier : les femmes paysannes africaines, asiatiques et amérindiennes ; les femmes de la vallée de Narmada en Inde ; les femmes mères argentines, chiliennes, péruviennes, brésiliennes ; les femmes mères contre la contamination de l’eau en Vénétie ; les femmes qui ont organisé le 8 mars dernier la première grève mondiale du travail... Cela ne signifie pas que les hommes ne peuvent rien faire. Mettre l’accent sur les femmes, c’est une insistance sur le rôle capital des citoyens , des êtres humains .

Secundo : se battre pour la création d’un Conseil planétaire de sécurité des biens communs publics mondiaux, dont l’eau et les semences seraient, avec la connaissance, pour commencer, la priorité de l’agenda des activités du Conseil. La vie est eau, les semences sont la vie et la vie est “co-générée” par la connaissance. Le capital biotique d’eau et de terre fait actuellement l’objet d’une des plus grandes prédations de l’histoire humaine.D’ici quelques jours on saura, concernant le glyphosate, si les citoyens/habitants de la Terre auront eu raison des prédateurs de la Terre. Il ne faut pas sauver les prédateurs, la grande industrie agro-chimique mondiale, ni les banques lorsqu’elles agissent de manière criminelle. Il faut sauver la vie, les biens communs comme l’eau, les semences, la connaissance.

Tertio : il faut se battre pour parvenir à faire abolir la légalité de la brevetabilité du vivant et des algorithmes.

Quarto : il faut abolir les paradis fiscaux et la finance au millionième de seconde et lutter pour la ré-invention des banques publiques , des caisses d’épargne publiques et locales, des mutuelles de crédit locales publiques.

Quinto : Il faut lancer une grande campagne internationale en faveur de la ratification du traité d’interdiction des armes nucléaires approuvé le 7 juillet dernier par 122 états membres des Nations Unies. Lorsque 50 parmi les 122 états signataires du traité l’auront ratifié, le traité entrera en vigueur et sera contraignant pour tous les états du monde.

Le devenir n’est pas déjà écrit. Il est à écrire.
 
— (1) Welfare : ensemble de droits et de dispositifs d'aides sociales ; (2) Hedge funds : fonds spéculatifs.