Lettre ouverte au président Macron
Adélaïde MUKANTABANA, Ecrivaine franco-rawandaise

Rendre leurs noms aux victimes

Monsieur le Président, ce jour là (le 16 juillet 2017, à la commémoration de la rafle du Vel d’Hiv, NDLR), vous vous êtes étranglé d’émotion en évoquant le destin des enfants juifs raflés en 1942 par les fonctionnaires de l’État français. Et vous avez trouvé les paroles justes : “c’est une violence qui défie la raison, qui défie les mots”. Face à cette terreur, l’absence de compassion aurait été la preuve d’un manque d’humanité.

Une autre tragédie s’est passée loin d’ici, mais c’est ma vie et je vis maintenant ici parmi vous. Monsieur le Président, loin de moi l’obsession de mettre en concurrence les mémoires. Mais la ressemblance entre la Shoah et le génocide des Tutsi de 1994 est flagrante.

En 1941, le nazisme a étoffé la thèse exterminatrice des Juifs pour gagner la guerre, de la même manière que le Hutu Power, en 1991, a décidé qu’il fallait liquider les Tutsi de l’intérieur pour gagner la guerre contre le FPR, l’armée rebelle, formée par les exilés rwandais. Les extrémistes hutu rwandais ont mis en place un processus de radicalisation auquel l’État français de l’époque a entièrement adhéré. Il les a appuyés politiquement, militairement et financièrement. Pourtant, le gouvernement de cohabitation conduit par Edouard Balladur, ne pouvait pas ignorer que le régime rwandais était complètement engagé dans une dérive génocidaire. Il y avait une ambassade française à Kigali, dirigée d’abord par Georges Martres, et ensuite par Jean-Michel Marlaud et le copinage entre les familles des deux Présidents, Mitterrand et Habyarimana, était connu. Dès 1991, l’idée d’exterminer les Tutsi était en marche.

En janvier 1993, feu Jean Carbonare revient du Rwanda, où il a participé à une commission internationale d’enquête. Sur le plateau de France 2, devant le journaliste Bruno Masure, il retient difficilement ses larmes en racontant ce qu’il a vu. Une prophétie en direct qui n’aura pas de suite. Il croyait qu’il était possible de convaincre l’exécutif français de changer sa politique pro hutu. Il le dit comme si, quatorze mois à l’avance, il pressentait ce qui allait advenir au Rwanda. Quelque chose dont son pays sera complice. Un génocide. (…)

L’ONU a retenu son chiffre, 800 000 morts, comme si dépasser la marche d’un million changerait quelque chose. Au Rwanda, où l’on est au-delà du million, on compte encore. A chaque commémoration de nouvelles fosses communes sont découvertes. Même si ces chiffres donnent le vertige, ce ne sont pas des chiffres que je vois tous les matins dans mon lavabo, je vois leurs visages, j’entends leurs voix dans mon sommeil. Ce ne sont pas les chiffres qui tambourinent dans ma tête, ce sont des noms. C’est l’amour que j’avais pour ceux qui les portaient, c’est le devoir que j’avais envers eux, c’est tout le bonheur de les voir là. Mes enfants. Il s’appelait Blaise, il avait 11 ans. Il s’appelait Noël, il avait 10 ans. Mes enfants avaient le droit de grandir, d’aimer, d’avoir un pays qui les protège, une patrie à servir ; rien de tout cela ne leur fut accordé. Ils furent torturés et jetés en pâture. Mes frères avaient des projets, être heureux, servir leur famille, un pays ; ils furent fauchés. Jean, 37 ans, enseignant, tué avec ses deux enfants, Nadine et Lambert. Il aurait 60 ans aujourd’hui.

Antoine, 30 ans, chassé et tué par ses beaux-frères, il avait eu l’audace d’épouser une fille hutu. Mes deux petites sœurs, arrachées à la fleur de l’âge. Elles avaient un nom, Consolée et Antoinette. Elles étaient jeunes et belles comme on peut l’être à 23 et 17 ans. Aujourd’hui elles seraient encore des jeunes et belles femmes comme on peut l’être à 46 et 40 ans.

Mon père avait 64 ans. Tout le village savait lire et écrire grâce à Thomas Ntege. Il ne demandait rien de plus que d’être vieux et heureux de nous regarder grandir, et qu’on l’accompagne un jour à sa dernière demeure. Il est parti avec ses enfants, ses petits enfants, tout le monde dans l’abattoir humain, dans des cris sourds, parce que le monde entier l’avait décidé ainsi, hélas.

Il est inconcevable ce “tout le monde est mort”. Et pourtant c’est ça la réalité : ma grand-mère Laurence, mes oncles Édouard et Étienne, mes tantes Agnès, Annonciata et Anastasie, ma belle-sœur Jacqueline et sa fille âgée de 2 ans, mon beau-frère Emmanuel, toutes mes cousines et cousins, mes voisines, mes collègues dont Isabelle, son mari et leurs cinq enfants. J’égrène leurs noms. Ma mémoire me joue parfois des tours, dans chaque coin de rue, un visage apparaît, un son retentit, des effluves, des pleurs de bébé, tout et rien les ramènent là, et pourtant ils ne sont plus là. La douleur est incommensurable. Inconsolable, je suis devenue. Inimaginable pour mon entourage.

Seule, nous sommes seuls, nous les échecs de la machine exterminatrice. Il est seul Révérien Rurangwa, Monsieur le Président. Vous n’aurez pas le temps de lui tendre la main, vous n’aurez pas non plus le temps de lire son récit, Génocidé, il est bien écrit dans la langue de Molière : nous étions des bons francophones, des bons élèves dans les colonies. Révérien Rurangwa a la même jeunesse que vous, Monsieur le Président, il a 38 ans. Il avait 15 ans quand il a été coupé à la machette. Il aurait aimé voir avec ses deux yeux, il aurait aimé embrasser une femme avec ses deux bras, il aurait voulu se regarder dans un miroir, se raser, se coiffer. Parfois il se désole de ne pas pouvoir pleurer avec ses deux yeux. Ils ne lui ont laissé qu’un œil, un seul bras, son si beau visage est balafré, sa tête est couverte de cicatrices innombrables. Quelle vie croyez-vous qu’il mène, Monsieur le Président ? Il n’est même pas reconnu handicapé. Et son tueur se la coule douce et menace de l’achever un jour.

Les mots ne peuvent pas être à la hauteur, ni du crime ignoble de génocide, ni de l’errance des survivants, ni de la proximité de l’État français en 1994. Les dirigeants des gouvernements qui ont suivi se sont recouverts d’un soi-disant honneur de la France pour nier la vérité. Vous avez la tâche suprême de rétablir les responsabilités pour les survivants et pour le peuple français qui refuse d’être lié à un crime qu’il n’a pas commis. Il est de votre honneur de libérer la parole de vérité qui restera écrite dans l’Histoire. La parole qui nous réconcilierait avec la vie, avec l’humanité, avec la nation française. Nous pourrons ainsi proclamer les noms des victimes, leur donner une sépulture et enfin cheminer vers un deuil improbable.

Depuis 1994, le seul Président français qui se soit rendu à Kigali est Nicolas Sarkozy. Une visite éclair et un pas à reculons en avouant des erreurs de stratégie. C’est à se demander si les militaires français ne tenaient pas leurs jumelles à l’envers. Pouvait-il aller plus loin, ayant été le ministre du Budget dans le gouvernement de Balladur dont il était le porte-parole ? Non, il avait les mains liées et le costume mouillé. Vous, par contre, vous êtes libre. Vous ne pouvez pas tenir “le fil tendu par Jacques Chirac” à propos de Vichy et en même temps être dans la continuité du silence “mutique” instauré par François Mitterrand. Ce serait un paradoxe de tirer ce fil-là tout en marchant, par rapport au génocide des Tutsi, dans les sombres traces de pas de François Mitterrand.

“La France, en reconnaissant ses fautes, a ouvert la voie à leur réparation, C’est sa grandeur. C’est le signe d’une nation qui sait regarder son passé en face, c’est là le courage d’un peuple qui ose son examen de conscience et tend la main aux victimes et à leurs enfants. Tendre la main, retisser les liens, ce n’est pas s’humilier par je ne sais quelle repentance, c’est se grandir, c’est être fort.” Ce sont vos mots, Monsieur le Président. Ils doivent être entendus par toutes les mémoires. Il est de votre honneur de lever le brouillard épais jeté sur ce crime des Crimes commis au Rwanda. La nomination du nouveau chef d’état-major, le général Lecointre nous a rappelés avec douleur tous les propos obscènes et mensongers tenus par certains, soi-disant pour protéger l’honneur de la France ou de l’armée. Ou pire encore, pour nier l’existence même de ce génocide, quand on n’en invente pas un autre. Cette nomination nous a projetés 23 ans en arrière. Monsieur le Président, le souvenir menace de nous détruire.

Ne pensez-vous pas qu’il serait temps d’affronter avec courage cette période sombre pour déterminer les responsabilités de chacun, seule et unique option pour faire honneur à la France et pour tendre la main à ceux qui ont besoin de se relever ? Ne pensez-vous pas qu’il faut arrêter de couvrir les complices français du génocide des Tutsi ?

Monsieur le Président, ne vous laissez pas éclabousser par le sang que vous n’avez pas fait couler.