Jean-Paul DEMOULE
Archéologue, historien et auteur français
OPINION

A quoi servent l’archéologie et l’histoire ?

L’archéologie n’est-elle qu’un sympathique passe-temps, qui ferait rêver les enfants et les chasseurs de trésors ? Les archéologues n’auraient-ils pour modèle que Indiana Jones d’une part, ou un professeur Tournesol perdu dans ses rêveries et son imagination d’autre part ? L’archéologie n’a pas toujours existé en tant que telle, même si de tous temps des sociétés se sont interrogées sur leurs origines, voire sur les ruines désertes qui pouvaient subsister ça et là. Mais en Occident, c’est seulement à partir de la Renaissance, avec la baisse régulière de crédibilité de l’enseignement biblique, que les recherches sur le passé se sont systématisées et qu’est née l’archéologie moderne, avec ses fouilles systématiques, ses musées et ses universités.

Archéologie et identité nationale ?

Il est vrai que le financement qu’ont immédiatement apporté les Etats modernes n’était pas complètement désintéressé. Les archéologues ont eu pour fonction d’exalter le passé supposé glorieux des nations et de leurs citoyens – des notions nouvelles, qui n’apparaissent qu’avec la Révolution et le romantisme : jusque-là, des rois de droit divin régnaient sur des sujets et agrandissaient leurs royaumes au gré des guerres et des mariages. L’archéologie s’est donc trouvée directement impliquée dans la construction des identités nationales et dans la justification de la possession de tel ou tel territoire.

C’est pourquoi les archéologues ont désormais un devoir critique vis-à-vis de telles manipulations. A quand, par exemple, remonte la “France” ? Au premier humain, un homo erectus, dont les traces en Languedoc remontent à plus d’un million d’années ? Des premiers homo sapiens qui, venus d’Afrique, apparaissent sur notre territoire actuel il y a 40.000 ans ? Des premiers paysans, venus du Proche-Orient il y a 8.000 ans ? Outre les Gaulois, il faudrait ajouter les Grecs, qui installent des colonies tout le long de la Méditerranée, les Romains bien sûr, les Francs, les Arabes, les Tsiganes et tous les immigrants politiques ou économiques. Sous l’Ancien Régime, un bon quart des armées royales est d’origine étrangère. La citoyenneté ne tire donc pas sa légitimité du passé, mais du souhait collectif de vivre aujourd’hui ensemble au sein d’une même communauté culturelle.

Aux origines des inégalités

Si les découvertes ne cessent de s’accumuler sur les origines lointaines de l’espèce (ou plutôt des espèces) humaine, qui remontent à plusieurs millions d’années, le moment le plus fondamental de son histoire fut, il y a quelque 10.000 ans en différentes régions du monde, l’invention de l’agriculture et de l’élevage – ce qu’on appelle la “révolution néolithique”. Permettant une nourriture sécurisée ainsi qu’une vie sédentaire dans des villages permanents, l’agriculture provoqua un boom démographique sans précédent, répandant sur l’ensemble de la planète le nouveau mode de vie. Les conséquences en furent immenses, faisant passer l’humanité de quelques centaines de milliers d’individus aux sept et bientôt huit milliards actuels. Mais cette augmentation indéfinie a mené parfois certaines sociétés à surexploiter leur environnement jusqu’à provoquer leur effondrement. Elle a contraint les humains à des inventions techniques incessantes afin de nourrir de plus en plus de personnes, et la révolution industrielle puis numérique n’en sont que les conséquences lointaines. Et surtout, avec des concentrations humaines croissantes, s’est systématisée la violence, à la fois externe, avec la multiplication des guerres, mais aussi interne, avec la progression continue des inégalités sociales, jusque-là presque imperceptibles.

Curieusement, cette période fondamentale de l’histoire humaine, celle des derniers dix millénaires avant notre ère, est presque entièrement “zappée” par les programmes scolaires, qui ne commencent, explicitement, qu’avec les “grandes civilisations”, comme si les origines des inégalités et de l’Etat n’étaient pas un problème. Or c’est tout l’enjeu des débats citoyens actuels : la consommation indéfinie des ressources terrestres est-elle la seule voie possible pour l’humanité ? L’inégalité et la hiérarchie sociale sont-elles une fatalité ? Est-il fatal que, comme aujourd’hui, 1 % des humains possède la moitié des richesses mondiales ?

Aussi bien l’histoire que l’archéologie nous montre que des systèmes politiques et sociaux trop oppressifs finissent toujours, d’une façon ou d’une autre, par s’effondrer. Ce sont de telles leçons que, grâce à l’ensemble des sciences sociales, nous devrions être capables de méditer.