Matthieu ACCOH
Philosophe
AU FILO DE L’ACTU

Des abeilles, des hommes et des paresseux

En 2005, Laurence Parisot, alors présidente du Medef, déclarait : “La vie, la santé, l’amour sont précaires, pourquoi le travail échapperait-il à cette loi ?”. Ces paroles s'inscrivaient dans une longue tradition rhétorique prétendant fonder sur le fait naturel la légitimité de l'inégalité, de l'immoralité et de l'exploitation de l'homme par l'homme.

En 1705 déjà, le philosophe et médecin Bernard Mandeville publiait une fable devenue un classique des sciences sociales, intitulée La Fable des abeilles, ou les vices privés font le bien public. Il cherchait à y faire la démonstration que les vices privés contribuaient au bien public alors que les actions altruistes conduisaient à sa ruine.

C'est ainsi que dans cette ruche l'insecte-avocat s'évertue à ne pas résoudre les affaires et même à augmenter les querelles, le libertin “par sa prodigalité donne du travail à des tailleurs, des serviteurs, des parfumeurs, des cuisiniers et des femmes de mauvaise vie, qui à leur tour emploient des boulangers, des charpentiers, etc.” ou encore le médecin s'arrange pour ne pas guérir complètement les malades afin de mieux remplir les salles d'attente.

Double erreur

“Il faut que la fraude, le luxe et la vanité subsistent”, conclut Mandeville, “si nous voulons en retirer les doux fruits. […] Le vice est aussi nécessaire dans un État florissant que la faim est nécessaire pour nous obliger à manger. Il est impossible que la vertu seule rende jamais une Nation célèbre et glorieuse”.

On comprend pourquoi les moralistes et religieux ont pu le surnommer “Man-devil”. Mais, surtout, cette fable relève d'une double erreur, ou tromperie, c'est selon, commise par les théoriciens libéraux cherchant à justifier la rapacité et la violence sociale.

Premièrement, l'idée de chercher à légitimer les comportements et institutions culturelles par une justification naturelle est dépourvue de sens. Non seulement aucun fait, fût-il humain, n'a jamais justifié un droit, mais tout l'effort des humains, depuis qu'ils ont franchi le pas de la culture, a consisté à se libérer des aléas de la nature, des contraintes de leur constitution organique et de la précarité de leur existence. C'est uniquement grâce à son extraordinaire sociabilité que le petit d'homme peut espérer avoir une chance de survivre, lui qui naît de manière prématurée et physiologiquement inachevée et “le plus mal doté” des créatures vivantes, comme le rappelle très justement le mythe de Prométhée.

La médecine, la technique, le savoir, les liens sociaux de solidarité, les institutions ont bien cette fonction de conjurer, autant que faire se peut, la précarité de l'existence. Il est d'ailleurs étonnant de voir à quel point l'actuel président de la République va à l'encontre des plus récentes découvertes consacrées à l'économie comportementale et la neuroéconomie.

Les résultats des recherches du prix Nobel de sciences économique de 2017, Richard Thaler, apprennent que les calculs qui orientent nos décisions économiques procèdent d'une comptabilité mentale très éloignée de la promotion du “risque” et de la métaphore de la cordée de montagne.

Boniment

Mais pire encore, le boniment pseudo naturaliste qui émaille ces discours politiques ressemble fort à ce fameux darwinisme mal compris, le “darwinisme social”, qui postulait au XIXe siècle que la lutte pour la vie entre les hommes, la domination des plus forts sur les plus faibles était l'état naturel des relations sociales. Et nombre de nos contemporains affirment spontanément que la loi de la nature, c'est “la loi du plus fort” alors que la biologie montre tous les jours que survivre, c'est être capable de s'adapter à son environnement ce qui passe par des stratégies infinies, telles que la discrétion, l'intelligence, la coopération, le mutualisme ou… la paresse. Ainsi vouloir légitimer les comportements en prenant la nature pour exemple, c'est toujours projeter sur elle nos fantasmes.

Et en matière de fantasme, le nouveau président du Medef est allé encore plus loin en affirmant : “Je reste persuadé que des milliers de salariés sont prêts à se sacrifier pour sauver leurs entreprises d’une délocalisation brutale. Les clichés du passé comme ‘tout travail mérite salaire’ c’est dépassé, c’est ringard en temps de crise”.

Difficile de dire à quel âge de l'humanité nous sommes invités à nous rendre mais rien n'indique que ce soit dans le futur.